Le Royaume vivait dans une douce béatitude, le bon Roy Étienne veillant à ce que ses sujets ne soient pas importunés par ses propres soucis. Le Roy Étienne ne partageait ses tracasseries avec aucun de ses conseillers qu’il avait du reste transformés en courtisans. Tous l’admiraient et lui laissaient croire qu’il était un suzerain hors du commun, en échange de quelques menues faveurs ou de quelques égards.
Les caisses du Royaume étaient bien vides, car les caprices du Roy étaient nombreux et dispendieux. Il souhaitait tellement que ses sujets se cultivassent qu’il avait fait élever un temple à la gloire des Belles-Lettres. Le bon peuple était ravi, mais il ignorait la profondeur du gouffre qu’avait creusé cette généreuse tocade.
Les caisses avaient été vidées de leurs écus pour construire ce temple mais il fallait encore que le Roy Étienne procurât les fonds pour accueillir les baladins.
Le parlement royal devant être renouvelé par une votation des gueux, le Souverain hésitait à augmenter une nouvelle fois taxes et gabelles, d’autant que les tirelires de ses sujets étaient vides, elles aussi, suite à la dévaluation de fait des écus helvètes et à l’augmentation du grain nécessaire pour nourrir les chevaux tractant les calèches qui se rendaient tous les jours en Helvétie voisine.
Il n’y avait aucun prétendant à sa difficile succession, et l’on parlait de plus en plus de l’abdication prochaine du Roy Étienne. Non pas que ses conseillers, que chacun dans le Royaume désignait sous le vocable de Moutons-blancs, eussent exigé son départ, mais simplement par calcul. Il songeait à accéder aux plus hautes fonctions dans le nouvel Empire de Sarquophagie, et rêvait aussi de conquérir la région d’Alpes et de Rhône.
Il pensait que ses sujets comprendraient que, pour éviter de cumuler des charges aussi conséquentes, il pourrait quitter avec les honneurs le Royaume de Divonne avant qu’il en soit chassé par une jacquerie.
Ainsi dérivait le Royaume du Roy Étienne. Lui qui avait une foi à lever des montagnes, il n’avait jamais réussi qu’à creuser un gouffre.
Le Marquis de La Panosse