On ne trouvait plus dans tout le Royaume une âme qui acceptât de vous entretenir du temps, tant les caprices du ciel étaient déconcertants.
Nul ne savait en quelle saison les Dieux nous faisaient vivre. Ainsi le printemps de l’an de grâce deux mil onze eut lieu pendant l’hiver, qui lui-même avait pris la place de l’automne de l’an qui précédait, tandis que l’été semblait terminé bien avant les feux de la Saint Jean. D’aucuns se demandaient si les frimas allaient remplacer l’été à venir.
Tout marchait de travers dans le Royaume. Le Roy Étienne, qui n’avait su aller jusqu’au bout de ses dix doigts lorsqu’il comptait se mettait aussi à conter de bien curieuse manière. Il employait, pour être certain de n’être pas compris, des expressions et vocables venus on ne sait d’où, peut-être du plus ancien des patois d’Helvétie ou d’un jargon issu du vieux françois.
Il avait ainsi déclaré à un gazetier que la pression des Helvètes entraînait un phénomène de péjoration de l’environnement du Royaume.
Nul ne tenait à comprendre l’incompréhensible et chacun vaquait à ses occupations sans même s’inquiéter de ce que le Roy avait voulu exprimer.
Le monarque avait tenu des propos bien étranges sur les appointements qu’il versait aux valets, domestiques et majordomes qui œuvraient à la cour. Salaires qu’il récupérait naturellement par les taxes et gabelles qu’il prélevait auprès de ses sujets.
Il avait ainsi déclaré que chaque sujet de son Royaume participait au paiement des cent dix-neuf tâcherons qui besognaient à la Cour par le déboursement, chaque année que Dieu faisait, de deux livres, six sous, deux liards et un denier.
Chacun admirait la précision du chiffre donné par le Roy Étienne, à l’exception bien sûr des mauvais esprits qui sans cesse mettaient sa parole en doute et qui n’avaient plus aucun mal à y parvenir tant les propos du souverain semblaient de plus en plus incohérents.
Certains de ces railleurs avaient ainsi calculé que le Roy payait bien mal ses commis, encore plus mal qu’on le disait. Ils connaissaient le nombre de sujets vivant au Royaume et, compte tenu de la participation que le Roy avait attribuée à chaque sujet, ils avaient calculé la somme globale prélevée par le monarque. Ils avaient ensuite réparti cette somme globale de manière égale entre les cent dix-neuf serviteurs du Royaume et avaient ainsi obtenu les appointements que devait percevoir chaque serviteur. Ces appointements étaient tellement faibles que leurs bénéficiaires devaient s’en trouver fort désappointés. Et qu’il leur aurait été préférable de pointer aux Hospices.
D’autres railleurs, qui connaissaient le nombre d’écus que le Roy dépensait réellement pour assurer le train de vie royal, avaient quant à eux calculé combien il fallait que le Royaume eût de sujets pour que, compte tenu de la participation que le Roy attribuait à chaque sujet, l’on arrivât à la somme totale.
Ils en avaient conclu qu’il était nécessaire que le Royaume comportât cinquante sept fois plus de sujets qu’il n’en avait à ce jour pour remplir les caisses royales.
Or le Roy Étienne aspirait à régner sur un nombre croissant de sujets et, comme il ne parvenait pas à convaincre ses sujets de mieux suivre les enseignements des Saintes Écritures qui intimaient aux fidèles de croître et de se multiplier, il en était réduit à soudoyer les bâtisseurs pour qu’ils construisent davantage de chaumières, de sorte que le Royaume ressemblait de plus en plus à un amoncellement de bastides, gentilhommières et manoirs, car les riches et puissants avaient les faveurs et la préférence du Roy.
Le bon peuple, qui vivait difficilement, renâclait à nourrir de nouvelles bouches tant les terres agricoles, qui appartenaient aux grands de ce monde, manquaient depuis qu’elles étaient occupées par de nouvelles bâtisses.
D’autant que la sécheresse ne favorisait pas l’abondance des récoltes, encore que le Royaume semblait relativement épargné par le manque d’eau, Saint-Médard ayant veillé à gorger la terre du précieux liquide.
Chacun vivait comme il pouvait, sans trop se préoccuper des longs discours du Roy qui aimait aligner les mots comme, dit-on, on enfile les perles quand toutefois on en possède.
La Cour était formée de nouveaux courtisans, car le Roy tenait à en changer souvent tant il craignait que certains de ses courtisans, à force d’observations, le dépassassent dans la connaissance des choses du Royaume.
Le Trône vacillait et cela excitait les ambitions de Princes venus d’ailleurs, qui rêvaient d’ajouter un trophée à leur blason.
C’est ainsi que le bruit de la déconfiture du Royaume parvint aux oreilles du Prince Gérard, descendant de la dynastie des Paoli, venue des Îles du Sud.
Apothicaire de son état, le Prince Gérard avait conquis ses lettres de noblesse dans le très ancien Royaume de Gex, voisin des terres administrées par le Roy Étienne. Le Prince Gérard avait ainsi clamé très haut qu’il désirait conquérir le Royaume du Roy Étienne, ce qui n’avait pas l’air d’importuner les sujets du Roy, prêts à accueillir le Prince Gérard en libérateur.
Contrairement aux apparences en accord avec les bonnes et grandes manières des Princes, les deux hommes ne s’entendaient guère. On disait même que le Roy Étienne, rejeté par ses pairs, vouait une totale désaffection à celui qui avait su élever le Royaume de Gex, qui dépassait désormais en notoriété celui de Divonne, dont les chemins étaient parsemés d’ornières et de nids-de-poule.
Il faut dire que le surintendant, Monsieur le Docteur et physicien de Kespy, qui s’était réfugié auprès du Roy Étienne après son départ d’Helvétie, administrait au Royaume des potions qui n’avaient rien de magique.
Le Marquis de La Panosse