Numéro zéro / 12 janvier 1974

Ferney Candide n’aurait jamais dû voir le jour. Mon papa venait de mourir et Le Pays Gessien me demandait de reprendre la rubrique hebdomadaire qu’il y tenait, « Sous l’oeil du Patriarche », le patriarche étant Voltaire bien sûr, guettant du haut de sa statue les faits et gestes des Ferneysiens d’aujourd’hui.

L’article ne parut pas. Il y contait, à la manière d’un conte voltairien, les tribulations du maire d’alors, Roland Ruet, qui deviendrait bientôt sénateur. Ledit Ruet traînait quelques casseroles, à commencer par les articles antisémites qu’il signait naguère dans Le Petit Gessien, interdit à la Libération et aussitôt remplacé par son clone, Le Pays Gessien, dont le directeur était, en 1974, le même Roland Ruet. Mais ça, béotien de Béotie, je l’ignorais. Sans même m’en faire prévenir, Ruet refusa mon texte. C’est ainsi que, pour contournet la censure, naquit Ferney Candide, en janvier 1974, et que Ruet fut allègrement surnommé le Grand Muphti, un sobriquet dont il ne parvint jamais à se défaire.

Le samedi 12 janvier, le numéro zéro de Ferney Candide, polycopié à la hâte et gratuit, fut distribué aux chalands du marché. Il allait éreinter ou ravir Ferneysiens et Gessiens pendant une génération et vient de renaître en ce début janvier 2024, cinquante ans plus tard. Eh oui, le facteur sonne toujours deux fois. Ferney Candide aussi…

Nous publions ici, in extenso, le texte de ce tout premier pamphlet. Pour mieux le savourer, il n’est pas inutile que la société de l’Américain Bernie Cornfeld, IOS, vient de faire construire à la hâte, avec le soutien bienveillant et pas forcément désintéressé du Grand Muphti, une kyrielle de bureaux bréfabriqués destinés à accueillir les employés dont Genève avait refus l’accès sur son sol. En échange, IOS avait proposé de faire construire à ses frais une méchante piscine, celle-la même qui clapote et clabote encore aujourd’hui, à coup de centaines de milliers d’euros payés par le contribuable.

Cela étant rappelé, voici les textes. Certains sont datés mais d’autres conservent des allures prémonitoires.

Alex Décotte, février 2024

Ferney Candide / Numéro zéro / Samedi 12 janvier 1974

Les temps sont durs. Et ce n’est rien encore, comparé à ce qui nous attend. Le privilège frontalier ne fera que retarder l’échéance. De toute manière, le temps où l’on profitait de deux jours de congé pour avaler les 1000 km menant à la Côte d’Azur, où trois semaines de loisirs organisés à l’autre bout de la planète ne coûtaient pas plus cher que quinze jours chez soi, où le fric tenait pavé haut jusqu’à éclabousser les piétons, ce temps est révolu.

A vouloir courir de vacances en gadgets, de spectacles en artifices, nous avions oublié notre petit coin de terre. Qu’il fût défiguré, bétonné, banalisé, émasculé, exploité, ne nous dérangeait pas : nous n’y venions que pour dormir.

Désormais il nous faudra rester plus souvent dans cette grande maison qu’est la cité. 5000 habitants, c’est beaucoup mais l’humain y survit encore à la démesure. Il nous faut cultiver notre jardin, réapprendre à vivre ensemble et, pour cela, faire table rase. Critiquer tout, y compris soi-même. Découvrir les moindres recoins de la maison commune. Savoir où la muraille est solide et où elle risque de rompre. Abattre des cloisons. Édifier de grandes baies, ouvertes bien au-delà du domaine.

Il faut aussi, pour 5000 citoyens, un langage commun, un lieu de parole. Ce lieu pourrait être Ferney Candide. Nous y accueillerions chaque semaine les articles de chacun, les analyses de politique locale, les contes voltairiens et les querelles, pour autant qu’elles excluent le mesquin et les professions de foi ou d’athéisme. Bref tout ce qui ne se dit plus ou n’a jamais pu être dit.

Les services de Monsieur Marcellin étant vigilants, nous nous efforcerions à envelopper nos aiguillons de beaucoup de barbe-à-papa. Chacun pourrait ainsi, après avoir savouré la friandise, s’armer d’une pique phrygienne. Ce qui ne sera sans doute pas inutile.

Dès la semaine prochaine, Ferney Candide coûtera un franc. Que vaudra-t-il ? Cela dépendra de chacun d’entre vous. Dites-nous si vous souhaitez la poursuite de cette expérience.

Nous publions cette semaine un conte, tout d’abord destiné au Pays Gessien du 11 janvier, et refusé par son directeur.

La piscine

En ce temps-là, décadence était la loi du lieu. Le Grand Mufti, malgré son titre, régnait sur un peuple en voie de disparition. Certains de ses administrés étaient partis pour le lointaine Occident. D’autres, chaque matin, enfourchaient leur mule pour s’aller vendre au-delà des dunes, dans l’Emirat du Grand Jet d’Eau. Le Grand Mufti, pour ne point régner un jour sur un ksar fantôme, révéra la venue sur ses terres d’une horde disparate et nombreuses, dont l’étendard portait la mention Invasion Overseas Sultanat, IOS , Sultanat pour l’Invasion Outre-mer.

Le campement qu’établirent les mercenaires dépassait en fastes de tout ce que, de mémoire de bédouin, on n’avait jamais conçu pour les plus ambitieux des muftis. Et bientôt, attirés par la myrrhe et l’encens, les quelques indigènes survivants prirent l’habitude de faire leur dévotion, au coucher du soleil, en s’inclinant vers la demeure des nouveaux venus.

Le Grand Mufti en prit ombrage mais comment modérer le feu dévorant de ceux-là même dont il avait facilité l’invasion ? Pris entre deux fauteuils, le Grand Mufti s’essaya à partager, sans perdre prestige, les domaines et compétences et, comme on le fait parfois dans les couples déchirés, il voulut un enfant. Un enfant de matière, d’eau et de ciel. Une piscine. Les conquistadors, pendant qu’ils s’y ébroueraient aux côtés des naïades locales, oublieraient peut-être d’assiéger l’ancien palais. Ce qui fut dit fut fait. Le Grand Maçon du lieu se vêtit à l’occidentale et obtint, pour récompense de son travail sous le soleil du Grand Muftanat, des frais de déplacement et des primes de risque.

Ceux qui l’avaient reconnu sous son déguisement furent assignés au silence, faute de quoi ils ne seraient pas conviés au grand banquet d’inauguration. Le festin géant n’eut jamais lieu. L’eau avait été rationnée et les mercenaires, oyant d’un nouvel eldorado, c’étaient dissipés en ordre dispersé.

La mousse et le chiendent poussèrent entre les dalles de la piscine. Le Grand Maçon ôta son habit d’apparat et demanda son dû. Entre-temps, le Grand Mufti avait été appelé au service de la Fédération des Émirats et avait remis en grande pompe la cassette scintillante et vide à son demi-frère, choisi pour lui succéder. Le Grand Maçon réclama et réclama. Il réclame encore. Depuis lors, la vie d’antan a repris. Ceux des mercenaires qui n’ont pas suivi la horde en fuite, pour cause de rhumatismes, de mariage ou de climat, font désormais partie de la tribu. Quelques autochtones repentis sont revenus d’Occident, le cœur désillusionné.

L’émirat du Grand Jet d’Eau continue d’envoyer, à chaque nouvelle lune, une caravane de chameaux qui, symboliquement, manœuvrent autour de la statue du Premier Mufti. Comme quoi, même chez les jeunes, la tentation de l’Occident s’estompe. Les gadgets ne font plus rire personne et le temps où l’on échangeait un cheval contre une automobile et bien révolu. Les chevelus d’aujourd’hui semblent trouver plus de plaisir à cultiver la terre d’ici qu’à défigurer celle, lointaine, des loisirs organisés. En jouant avec les lettres, en malaxant voyelles et consonnes, un chenapan a composé le mot HARMONIE. Personne n’a pu en donner de définition mais chacun pressent que cette trouvaille ne sera pas vaine. Attendons.

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