Et de deux ! En janvier 1974, c’est la censure d’un « Oeil du Patriarche » par le Pays Gessien qui avait entraîné la diffusion immédiate de ce texte sur une modeste feuille volante que nous avions baptisée Ferney-Candide . Trente-trois ans plus tard, rebelote!
Afin de reprendre contact avec ses lanciens lecteurs et d’annoncer aux nouveaux la bonne nouvelle de sa résurrection, Ferney-Candide a réservé des encarts (payants, bien sûr) dans les deux journaux régionaux, le Dauphiné Libéré (publication les 29.11 et 1.12) et le Pays Gessien (publication le 30.11). Le texte de cette annonce sentait effectivement le soufre: « www.ferney-candide.fr Ferney-Candide 11 chemin des Vergers 01210 Ferney-Voltaire » . Une véritable atteinte aux bonnes moeurs!
Le 27 novembre au matin, appel gêné de la jeune femme chargée de la publicité au Gessien:
– J’ai malheureusement une mauvaise nouvelle. Votre annonce ne pourra pas passer.
– Et pourquoi?
– Vous le savez, le Gessien ne fait pas de politique, nos journalistes non plus. Et nous ne pouvons pas diffuser de la publicité politique.
– Qui a pris la décision?
– La direction de notre groupe: Le Messager à Thonon.
– Veuillez leur demander de nous adresser immédiatement, et en tout cas avant la date prévue de la publication, la notification écrite de ce refus et de son motif.
En 1974, le Gessien de l’époque n’avait fourni aucune explication à sa censure. Il est vrai que Candide, plus candide encore que son nom ne l’indique, ignorait que le directeur de la rédaction se nommait alors Roland Ruet (paix à son âme). Maire de Ferney avant de devenir sénateur. Un modèle d’intégrité.
Voici ce texte, sollicité et aussitôt censuré:
Sous l’oeil du Patriarche
La Piscine
En ce temps-là, décadence était la loi du lieu. Le Grand Muphti, malgré son titre, régnait sur un peuple en voie de disparition. Certains de ses sujets étaient partis pour le lointain Occident. D’autres, chaque matin, enfourchaient leur mule pour s’aller vendre au-delà des dunes, dans l’émirat du Grand Jet d’Eau. Le Grand Muphti, pour ne pas régner un jour sur un ksar fantôme, révéra la venue sur ses terres d’une horde disparate et nombreuse dont l’étendard portait la mention « IOS: Invasion Overseas Sultanant »
.
Le campement qu’établirent les mercenaires dépassait en fastes tout ce que, de mémoire de bédouin, on avait jamais conçu pour le plus ambitieux des Muphtis. Et bientôt, attirés par le musc et l’encens, les quelques indigènes survivants prirent l’habitude de faire leurs dévotions, au coucher du soleil, en s’inclinant vers la demeure des nouveaux venus.
Le Grand Muphti en prit ombrage. Mais comment modérer le feu dévorant de ceux-là même dont il avait facilité l’invasion? Pris entre deux fauteuils, le Grand Muphti s’essaya à partager, sans perdre prestige, les domaines et compétences. Et comme on le fait parfois dans les couples déchirés, il voulut un enfant.
Un enfant de matière, d’eau et de ciel. Une piscine. Les conquistadores, pendant qu’ils s’y ébroueraient aux côtés des naïades locates, oublieraient peut-être d »assiéger l’Ancient Palais… Ce qui fut dit fut fait. Le Grand Maçon du lieu se vêtis à l’occidentale et obtint ainsi, pour récompense de son travail sous le soleil du Grand Muphtanat, des frais de déplacement et une prime de risque. Ceux qui l’avaient reconnu sous son déguisement furent assignés au silence, faute de quoi ils ne seraient pas conviés au grand banquet d’inauguration.
Le festin géant n’eut jamais lieu. L’eau avait été rationnée et les mercenaires, oyant d’un nouvel Eldorado, s’étaient éclipsés en ordre dispersé. La mousse et le chiendent poussèrent entre les dalles de la piscine. Le Grand Maçon ôta son habit d’apparat et demanda son dû.
Entretemps, le Grand Muphhti avait été appelé au service de la Fédération des Emirats et avait remis en grande pompe la cassette scintillante mais vide à son demi-frère, choisi pour lui succéder. Le Grand Maçon réclama, réclama. Il réclame encore.
Depuis, la vie d’antan a repris. Ceux des mercenaires qui n’avaient pas suivi la horde (pour cause de rhumatismes, de mariage ou de climat)font déromais partie de la tribu. Quelques autochtones repentis sont revenus d’Occident, le coeur désillusionné. L’émirat du Grand Jet d’Eau continue d’envoyer, à chaque nouvelle lune, une caravane de chameaux qui, symboliquement, manoeuvre autour de la statue du Grand Muphti.
Même chez les jeunes, la tentation de l’Occident s’estompe. Les gadgets ne font plus rie personne. Et le temps où l’on échageait un cheval contre une automobile est bien révolu. Les chevelus d’aujourd’hui semblent trouver plus de plaisir à cultiver la terre d’ici qu’à défigurer celle, lointaine, des loisirs organisés. En jouant avec les lettres, en malaxant voyelles et consonnes, un chenapan a composé un nouveau mot: HARMONIE. Personne n’a pu en donner de définition mais chacun pressent que cette trouvaille ne sera pas vaine. Attendons.
Ferney-Candide numéro zéro, photocopié à 250 exemplaires, 12 janvier 1974