La troupe du Grand Guignol est importante, 29 personnes des deux sexes, à parité. Tous ne sont pas encore comédiens professionnels de la troupe majoritaire municipale mais tous aspirent à le devenir. Hélas, il y a fort à parier que, lorsque, la troupe partira en tournée le 17 mars au matin, ils n’auront même plus leur mot à dire. Laissons-les rêver et revenons à ce bouleversant spectacle…
Au début, le ténor est seul en scène mais on devine que les autres interprètes doivent se cacher parmi les spectateurs. La vedette commence par le grand air de la fidélité : » Pendant sept ans, je n’ai aimé que vous, je n’ai vécu que pour vous et par vous « . Le livret, pourtant rédigé à la hâte, comporte des passages aussi forts que : » Je suis fier et ému d’être devant vous ce soir. Je vais vous présenter ceux et celles qui participeront à notre nouvelle épopée « .
Vous l’aurez remarqué, le librettiste ne dit rien de la destination de cette épopée, de son cap, des chemins qui y mènent. Une fois encore, le rêve prend le pas sur la réalité et c’est sans doute mieux ainsi. Musique d’avenir, toujours la même musique.
Roulement de tambours. Le premier des figurants intelligents (c’est l’appellation de ceux qui sont autorisés à prononcer quelques mots) se dirige vers l’estrade, fait la génuflexion devant son seigneur et débite sa brève tirade : « Je suis marié. J’ai deux enfants et six petits-enfants » avant d’aller prendre place dans le décor. On aimerait en savoir plus. Mais sait-il lui-même ce qu’il fait ici ?
Le suivant s’agenouille déjà et prononce la phrase convenue: « Je suis fier d’avoir rejoint la troupe de … de… « Recruté à la dernière minute pour remplacer un figurant défaillant (il y en a beaucoup par les temps qui courent), celui-là ne se souvient même pas du nom de son futur seigneur et maître: » … la troupe de… de… « Trou de mémoire. Pas de souffleur. » … de … de… de mon ami qui est là. »
C’est ainsi qu’il parle de son seigneur ! Celui-là, il faudra s’en séparer au plus vite. Ouste, dehors!
Peu à peu, les sièges du décor se garnissent, ponctués par le sempiternel » j’ai quatre enfants et huit petits-enfants « . Franchement, ça se voit. On s’étonne même qu’aucun n’avoue une ribambelle d’arrière-arrière-petits-enfants.
Puis vient le grand moment, l’air de la calomnie. Le ténor se fait basse (et bas par la même occasion). Evoquant ceux de ses chevaliers qui, compagnons de la première croisade, s’apprêtent à se ranger sous la bannière de la princesse de Modème, sa servante devenue son empoisonneuse, il s’emporte contre ces soudards.
Oh, il ne se demande pas pourquoi ceux-là ont choisi d’autres alliances, d’autres combats, d’autres destinées. Il n’imagine pas un instant que la seule cause de leur défection puisse être l’indécrottable obtusité de leur seigneur. » Ils étaient animés par leur intérêts privés plutôt que par l’intérêt de la communauté. Même s’ils avaient voulu rester dans la troupe, je ne les aurais pas gardés « . Il est vrai que, dans les tragi-comédies antiques, même municipales, seul le seigneur a le droit de s’en mettre plein les fouilles. Qu’espéraient-ils donc, ces traîtres?
Traîtres, le mot est lancé. Le public (ce qu’il en reste) frissonne de conserve. Le chanteur pousse davantage encore les aigus. On comprend qu’il n’y aura pas de pardon, pas de pitié, pas de quartier. A la fin du dernier acte, les trois traîtres seront poursuivis pas la garde cycliste, mordus jusqu’à l’os par les chiens de la brigade, offerts en pâture au forum des jeunes, jetés pantelants dans la piscine rénovée, sans aucun secours du centre de soins infirmiers qui a pourtant soigné plus de 17.000 gueux l’année dernière.
Le spectacle se termine sous les applaudissements grêles des maigres spectateurs bien nourris. Don Pierre-Etienne-Duty-de-Ferney, chanteur de ces dames, regagne le plancher des vaches après avoir salué « les zélus et les non zélus ».
Prochain spectacle du Grand Guignol ferneysien : jeudi 28 février, même lieu, même heure. Tenue de rigueur exigée.